« 'Bonjour'. »

La voix de baryton semblait étouffée dans l'étendue du parc de l'Académie, alors que les rayons du soleil frappaient à peine l'horizon du royaume. Les herbes courtes s'étendaient jusqu'au bâtiment principal, reproduisant une miniaturisation de la Grande Plaine d'Edälia et allant se perdre jusqu'à l'orée du petit bois.
À l'opposée de l'ombre naissante du dojo de l'Académie, orientée plein Est, face au soleil, une silhouette adossée aux murs de bois du bâtiment semblait penchée sur un être pas plus grand qu'un poignard planté dans le sol.

« 'Bonjour', » répéta la voix claire sur un ton concentré.

Le petit animal, debout sur ses pattes arrières, inclina la tête sur le côté en signe d'incompréhension – ou simplement de lassitude, mais cela, personne ne pouvait le deviner.

« 'Bonjour' … Allez, je sais que tu peux le faire, Saùl, » continua le jeune homme assit en tailleur face à l'écureuil.

Mais celui-ci ne réagit pas davantage.

Lorsque l'animal détourna son attention du loup-garou pour se focaliser sur des graines au sol, quelques mètres plus loin, le jeune homme poussa un profond soupir et laissa désespérément sa tête tomber entre ses genoux.

« Mais pourquoi tu n'y arrives pas ? » demanda-t-il à qui voudrait bien écouter, ses deux mains prenant son visage en coupe. « Chaoki parle parfaitement bien ! Et je suis sûr que même Miolnir peut aligner quelques mots ! » reprit-il en lançant un regard accusateur à son Gardien.

Mais celui-ci ne le regarda même pas.

« Qu'est-ce que je fais de travers pour que tu ne puisses pas parler … ? » murmura alors Christyän, la douleur envahissant ses traits.

« Un Gardien évolue en fonction de son Protégé », leur avait-on dit lorsqu'on leur avait remit ces bagues Gardiennes, lors d'un de ses cours de Runes de première année. Auparavant, Chris n'avait jamais prêté attention aux facultés de son propre Gardien, Saùl. L'écureuil était un animal sauvage et libre, et son esprit de loup l'avait persuadé qu'il était normal pour un écureuil de suivre son instinct … Et d'être indépendant des Hommes.
Le fait qu'il ne puisse pas parler ne l'avait jamais inquiété ; Saùl communiquait avec lui comme Chris avait toujours communiqué avec les autres animaux, lorsqu'il était sous sa forme canine : par instinct. Les regards, la tonalité des différents sons et cris émis, voire même l'odeur des émotions passaient à travers lui comme s'ils lui étaient criés à voix haute. Mieux, il lui arrivait de ressentir ce que le Gardien désirait exprimer, – quand bien même ses expressions restaient primaires et peu complexes – comme si la magie qui composait l'animal lui permettait de simplement savoir grâce à ce lien qui les rattachaient.

Mais depuis sa sortie de l'Abysse, depuis les dix minutes d'angoisse et de douleur qu'il avait vécues, depuis les six cent secondes où il avait été séparé de son Gardien, Chris conservait une impression étrange d'anormalité dans le silence de l'écureuil.

Après tout, peut-être était-il responsable de l'état de son Gardien ? Peut-être était-ce sa propre douleur, ses propres émotions noires et bouillonnantes qui privaient le petit animal de développement, qui l'empêchaient d'atteindre ce stade d'évolution où il pourrait parler, réfléchir, comprendre le monde l'entourant de façon complexe et totale …
Mais il avait beau chercher, il avait beau travailler sur sa colère, sur sa peine, il ne parvenait ni à faire évoluer la situation de Saùl, ni à faire taire les cauchemars qui secouaient ses nuits – et le rendaient insomniaque.

« Saùl … »

L'écureuil releva sa petite tête de sa trouvaille céréalière, comme pressentant la tristesse et la détresse de son Protégé, et en quelques sots, il fut devant Chris, dressé de nouveau sur ses pattes arrières, un regard inquiet posé sur le jeune homme.

Un couinement peiné échappa à l'animal, qui s'approcha en un clin d'œil du garçon et grimpa le long de sa tunique, jusque sur son épaule, avant de se frotter contre sa joue.

« Je sais. Désolé, tu n'y es pour rien, » soupira le loup-garou en grattouillant affectueusement le crâne de son Gardien. « On y arrivera, tu verras. »

Laissant sa tête tomber en arrière et reposer contre la paroi de bois du dojo, Christyän se permit de fermer quelques secondes les yeux.

Mais lorsqu'il les rouvrit, ce fut avec un cri retenu sur les lèvres, le cœur battant et la nuque humide de sueurs froides.
Se rendant compte de l'endroit où il se trouvait, il soupira d'un soulagement épuisé et détendit ses muscles crispés, alors que Saùl tentait encore de le réveiller à coup de griffures sur l'épaule.

« Chuuut, ça va, Saùl … » murmura-t-il.

Il se sentait si fatigué ! Il n'avait pas dormi depuis près de trente heures, et à chaque fois qu'il tentait de se reposer, les images de massacres et de combats éternels envahissaient sa tête, lui rappelant avec une précision effrayante toutes les épreuves de l'Abysse, et parfois même ce à quoi il avait échappé …

Son regard vert clair se posa sur l'astre montant, et il estima sa micro-sieste à moins d'une heure. Alors qu'il allait repartir dans la noirceur du sommeil, des bruits provenant de l'intérieur du dojo lui parvinrent.

Poussant sur ses jambes ankylosées, il se releva, Saùl trônant toujours sur son épaule, et contourna avec curiosité le bâtiment en bois. Un des battant de la porte double de devant était grand ouvert, laissant apercevoir l'intérieur.

Les louves du grand bâtiment laissant aisément entrer la lumière dans la pièce principale, Christyän reconnu sans peine la chevelure blonde de son ami Jacken qui virevoltait au gré des acrobaties du jeune homme.
La vue arracha un sourire au loup-garou.

Selon les conseils des divers guérisseurs l'ayant examiné, – au même titre que tous les rescapés de l'Abysse – l'envie de faire de l'exercice était un signe de progrès ; cela signifiait que l'envie de vivre et d'avancer était de retour, et donc que l'on est était la bonne voie de la guérison …

// 'Pas étonnant que j'ai l'air d'une loque … // pensa-t-il sarcastiquement.

Si son ami reprenait goût aux acrobaties, cela voulait dire qu'il allait de mieux en mieux, et la nouvelle ne pouvait que réjouir Christyän.
Alors qu'il allait interrompre les sauts et figures du jeune mygale-garou, l'élève de la Terre retint un sursaut en voyant le puma allongé à quelques mètres de la porte relever brusquement la tête.

« Wowh ! Keisha, » souffla-t-il, surprit de voir l'animal, avant de lui offrir un signe de tête en guise de salutation.

Il n'avait plus vu le puma depuis la Chute de l'Académie, et sa présence aux côtés de Jacken ne fit que le rassurer sur le rétablissement du jeune homme.
Après tout, il avait rencontré des survivants de l'Abysse si marqués et détruits qu'ils en avaient perdu la faculté d'appeler leur Gardien … Ces anciens élèves-là n'étaient pas restés longtemps parmi eux.

Le puma lui lança un regard mi-prévenant, mi-blasé.

« Ça va, ça va … Je le laisse finir, » murmura-t-il en faisant demi-tour.

Avec un nouveau soupir fatigué, il s'étira, levant le regard au ciel. Il ne devait pas être plus de huit heures, d'après la position du soleil. Les jours rétrécissaient à mesure qu'ils entraient dans l'automne, mais les températures restaient celles de fin d'été : chaudes sans être ardentes, humides sans être  étouffantes.

Un bruit de pas trainant dans l'herbe attira son attention, et il pensa l'espace d'un instant que Jacken était devenu bien plus bruyant que dans son souvenir.
Mais immédiatement après, il se rendit compte de la différence de démarche avec l'agilité du mygale-garou, et en déduisit qu'il s'agissait d'une autre personne.

Tournant la tête pour pouvoir poser un œil sur le nouvel arrivant, il se retourna complètement à la vue d'un élève qu'il ne connaissait pas. Son flair ne lui indiqua rien de plus que la caractéristique humaine du jeune homme, et la fatigue aidant, il haussa les épaules.

« Salut, » dit-il simplement lorsque le garçon arriva à sa hauteur.

Certains élèves venaient ici pour trouver le calme ou pour s'entrainer, mais celui-ci avait l'air pressé et anxieux …

// Un problème à l'Académie ?! // ne put-il s'empêcher de penser.

Le nouveau venu le salua à son tour, légèrement essoufflé et profondément hésitant.

« Ce n'est pas pour vous déranger mais est-ce que … »

Chris haussa un sourcil lorsqu'il s'interrompit, avant de voir Jacken apparaître dans son champs de vision. Il lui accorda un signe de la tête en guise de salut, et répéta l'opération pour Keisha, par politesse.

Sur son épaule, il sentit Saùl sautiller un moment, avant de glisser jusqu'au sol et s'approcher avec enthousiasme du Gardien de son ami, le museau tendu vers l'énorme figure de l'animal. La vision du tira un léger sourire.
Son Gardien avait toujours été trop curieux et trop amical, ce avec n'importe quelle créature bienveillante, qu'elle fasse sa taille ou bien le triple !
Le garçon reprit sur le même ton après avoir salué le migale-garou : « … Pour être honnête je crois que je su- … »

Il s'interrompit de nouveau à la vue de Keisha, et une fois de plus Christyän haussa un sourcil. Décidément, la rumeur des artefacts des Gardiens perdus ne devait pas être connue de beaucoup ! Il n'était pas le première à s'étonner de la sorte à la vue d'un Gardien …
Mais il était bien le premier à réagir de façon aussi amusante à la vue d'un animal parlant !

Ainsi, le langage de Keisha n'était pas encore parfait, s'il en croyait les déformations qu'il entendait. Cependant, il pouvait parler, il pouvait articuler et prononcer des sons définitivement proches de ceux des humains …
Son regard tomba de nouveau sur Saùl qui sautillait devant Keisha et semblait vouloir attraper les moustaches de l'énorme puma. Pourquoi ne parvenait-il toujours pas à parler … ? Cela faisait pourtant près de deux ans et demi qu'ils s’entraînaient ensembles, et Chris ne ratait jamais une occasion pour le faire apparaître …

Il retint un soupir, et voyant que le nouveau venu semblait toujours perturbé par le Gardien et n'avait toujours pas reprit le cours de sa phrase, il prit pitié et décida de l'aider.

« Il y a un problème ? » demanda alors Chris. « … Si tu cherches les serres, c'est de l'autre côté, » ajouta-t-il en tendant la main pour montrer l'ouest de l'île de l'Académie.

Même si le bâtiment de l'Académie en lui-même avait été totalement reconstruit, l'île restait quasiment identique à ce qu'il avait connu. Le parc était peut-être un peu plus vert, et le petit bois plus garnit … Mais la position des bâtiments extérieurs était restée la même.

« Je m'appelle Christyän, en deuxième année de la Terre, » dit-il en se relevant, s'appuyant légèrement sur le mur en bois solide du dojo pour s'aider. Il venait à peine de se réveiller, après tout. « Si tu as besoin d'un guide, je peux t'accompagner. Je n'ai pas de cours particulier ce matin, » ajouta-t-il d'un ton neutre.

C'était assez inhabituel de sa part de se dévouer de la sorte, mais ses cauchemars le fatiguaient plus qu'il ne pouvait le supporter, et une distraction était toujours la bienvenue.